Dormir dans les postures ? par Pierre Feuga

« Tout professeur de yoga a été ou sera un jour confronté à cette situation: un élève s'endort pendant le cours (il arrive, mais plus rarement, que ce soit le professeur qui s'endorme). Cet incident - qui est surtout gênant quand il s'accompagne de ronflements - se produit d'ordinaire pendant la relaxation finale ou pendant les brèves détentes qui entrecoupent les exercices, sans parler du fameux yoga-nidra que certains mettent à profit pour piquer un petit somme (ce qu'ils nient ensuite farouchement lorsqu'on les réveille). Quand on s'essaie à la concentration ou à la méditation assise, il advient aussi que plus d'un dos se tasse, qu'une tête s'incline ou qu'un brusque sursaut du soi-disant méditant nous révèle que ce dernier vient de sortir d'un état plutôt infra-conscient que supra-conscient.

On considère en général tous ces phénomènes d'une manière assez critique et négative, comme des preuves évidentes que l'élève est sous l'emprise de tamas(l'inertie, la torpeur) alors qu'on ne peut avancer dans le yoga, tout le monde vous le dira, que par la lucidité, la pleine conscience, la maîtrise de soi. Pourtant il est des cas, nous semble-t-il, peu fréquents mais dignes d'être mentionnés où l'endormissement dans une posture est la marque, non pas d'un défaut d'attention, mais tout au contraire d'une très grande intériorisation et devient la voie paradoxale vers un progrès.

J'ai ici le souvenir d'une jeune femme qui s'endormit ainsi - on serait presque tenté d'écrire qui "plongea", qui "s'abîma" - dans un âsana et s'en réveilla différente. Il s'agissait d'une torsion couchée que je décrirai brièvement: au départ, les bras en croix, on pose le pied droit sur le genou gauche (ou l'inversequand on prépare la torsion de l'autre côté), puis on se laisse rouler sur le côté gauche jusqu'à ce que le genou droit touche le sol; ensuite, en laissant ce même genou au sol (au besoin on le maintient avec la main gauche), on ouvre largement le bras droit vers la droite (la tête tournant dans le même mouvement). Dans les cas les plus défavorables, le bras droit reste alors suspendu à une certaine distance du sol. Assez nombreuses cependant sont les personnes dont la main, voire le poignet ou l'avant-bras, vient reposer (tandis que, rappelons-le, le genou droit reste collé au tapis de l'autre côté). Et tout à fait rares ceux ou celles dont l'épaule droite adhère au sol. Cela en tout cas n'était jamais arrivé à la pratiquante dont je parle, même après des années d'entraînement. Or un jour, par l'effet d'une extrême détente, un travail guidé très spécifique sur le souffle et l'espace, il arriva, comme j'ai dit, qu'elle glissa dans le sommeil. Lorsqu'elle reprit conscience, quelques minutes plus tard, elle s'aperçut que, pour la première fois, son épaule droite reposait, naturellement et sans réaction douloureuse, au sol, alors que son genou droit n'avait pas quitté ce dernier (ce qui montre qu'une "rigueur" intérieure était restée présente dans le sommeil). Sensation toute nouvelle dont elle fut à la fois surprise et heureuse. Mais le plus intéressant est le profit qu'elle en tira. Car, ayant goûté une fois, par un passage dans l'inconscient, cette sensation, elle devint désormais capable, à l'état conscient et éveillé, de la retrouver, de la reproduire, sinon immédiatement dès qu'elle avait pris la posture, du moins assez vite. Autrement dit, son corps connaît désormais, expérimentalement, le "but" à atteindre, sait qu'il est à sa portée et donc se laisse en quelque sorte couler vers lui en suivant la pente de moindre résistance. Le corps physique (ou "grossier" comme disent les Hindous) a enregistré le message, mémorisé l'aventure du corps subtil et suit maintenant docilement ses traces.

Nous venons d'employer l'expression "corps subtil". Selon la doctrine commune au yoga, au vedânta et à bien d'autres écoles, on sait que dans l'état de rêve - ou même à un moindre degré dans des états intermédiaires entre veille et rêve - notre conscience est transférée dans l'état subtil (taijasa) essentiellement caractérisé par la lumière et la chaleur. C'est dans le corps subtil que se situent les nâdîs, les chakras, les vâyus ou prânas, etc., tous ces "flux", "roues" et "vents" qui constituent notre réalité (notre "enveloppe") énergétique et ce corps possède une sorte d'"antériorité" et de "supériorité" par rapport au corps grossier fait de muscles, d'os, de nerfs, etc. Tous ce qui est réalisé dans ce corps "prânique" - en positif ou en négatif - est une acquisition permanente pour l'individu, ce qui n'implique pas que l'expérience vécue subtilement doive ensuite toujours être réalisée matériellement. Ainsi nous pouvons rêver que nous accomplissons tel ou tel âsana extrêmement difficile, que nous serions bien incapables d'effectuer à l'état éveillé. Pourtant, au moment de notre rêve, nous obtenons la sensation exacte de cet âsana, nous en goûtons la "saveur" véritable. Ces expériences - lorsqu'elles sont intenses et atteignent un certain "taux vibratoire" - ont une valeur quasi initiatique. L'état de conscience lié à la posture - car toute posture contient, au-delà de sa forme, un état de conscience - fait désormais partie de nous, nous l'avons intégré à notre être et peu importe qu'ensuite il trouve une correspondance corporelle dans notre vie. Une analogie, qui paraîtra peut-être étrange à certains, nous est fournie par les arts martiaux chinois dits "internes" (basés, non sur la force extérieure, mais sur le développement du qi, de l'énergie profonde): on dit ainsi que l'adversaire est vaincu avant d'être touché ou que deux maîtres n'ont pas besoin d'engager le combat ni même de croiser le regard pour savoir lequel, en cas de combat physique (devenu vain), dominerait l'autre: ils se devinent, se "pressentent" à distance. Ou encore, en alchimie, on dit que seuls les médiocres, les tâcherons (le "souffleurs") se donnent de la peine pour fabriquer de l'or. Les vrais adeptes, ceux qui ont réalisé l'Or en eux-mêmes, ne perdent pas leur temps à ces enfantillages.

Le hatha-yoga, tel qu'on l'enseigne habituellement, méconnaît ces extraordinaires possibilités du corps subtil. Certes, dans les manuels ou dans les cours, on nous parle volontiers de nâdîs, de chakras, etc., mais on a souvent l'impression qu'il s'agit d'une superstructure, d'une décoration artificielle, de notions plaquées, un peu académiques et rarement vécues de l'intérieur. On prend d'abord la posture, en se référant à telle ou telle technique selon l'école à laquelle on appartient, et ensuite, éventuellement, on travaille sur les chakras, on se concentre sur un "lotus" ou sur un autre, on transfère, on bricole... Peu de pratiquants explorent la démarche inverse: c'est-à-dire réaliser d'abord la posture subtilement (ce qui présuppose un changement d'état de conscience) et, seulement ensuite, lorsqu'on l'a totalement fait mûrir, lorsqu'on en a extrait l'essence, la réaliser dans et avec son corps physique. Il s'agit pourtant, non d'une fantaisie moderne, mais d'une tradition authentique, même si elle reste très peu divulguée. A ma connaissance, Jean Klein, qui a joué à nous quitter l'année dernière, fut le seul Occidental à avoir enseigné - et encore dans le privé, à des élèves choisis - cette forme de yoga qu'il avait reçue directement en Inde et qui remonte à l'ancien tantrisme shivaïte du Cachemire.

Le corps, selon cet enseignement, n'est rien d'autre qu'un "objet", une notion que nous avons un jour adoptée et à laquelle nous nous tenons pendant toute notre vie sans jamais la remettre en question. La notion que nous avons de ce corps est solide, pesante, réduite, limitée, c'est une sorte de contraction, une défense contre l'environnement. Or il ne tient qu'à nous de changer cette notion, d'opter pour des perceptions beaucoup plus fines, d'aller vers la sensation d'un corps fluide, léger, lumineux, en expansion, capable de s'insérer dans n'importe quel espace, de se fondre dans l'environnement au lieu de s'y opposer. Pour cela on emploie dans le tantrisme du Cachemire une faculté appelée bhâvanâ, qu'il est impossible de traduire d'un seul mot, car elle est à la fois imagination créatrice, sensibilité plastique, pouvoir d'évocation. Par cette faculté habilement guidée et développée, il s'avère possible d'abolir la frontière habituelle entre "extérieur" et "intérieur". On apprend à explorer et à incorporer l'espace, à sentir en soi ce qu'habituellement on perçoit hors de soi. La "vacuité" (shûnyatâ), concept commun aux shivaïtes du Cachemire et aux bouddhistes mahâyânistes, se révèle une réalité "tangible", une expérience vécue, de façon graduelle ou foudroyante, dans une partie précise du corps ou bien dans le corps tout entier. Le hatha-yoga classique - celui des Nâths, bien que peu de personnes le pratiquent encore aujourd'hui sous cette forme radicale - repose avant tout sur la volonté, l'effort, la "tenue", la "tension vers". Le yoga dont nous parlons n'a pas la même approche disciplinaire et violente et, s'il connaît toutes les techniques essentielles du hatha-yoga (âsanas, prânâyâmas, bandhas, mûdras), il les situe dans une autre perspective, les anime d'un esprit beaucoup plus souple, libre et ouvert. Il constate en effet que souvent l'effort, loin de volatiliser l'ego, le renforce. Le schéma de l'ascète s'élevant palier par palier vers une "perfection" idéale (appelée pompeusement "Libération" alors qu'il ne s'agit que d'une projection du mental), ce schéma, avec tous les "renoncements" qu'il implique, lui paraît assez naïf, car pour lui tout est déjà là, il n'y a rien à ajouter, rien à soustraire, il suffit de s'ouvrir à la Merveille éternelle.

Il ne nous est pas possible, dans le cadre de cet article, de développer tous les aspects très riches de cet enseignement. Que l'on sache cependant qu'il ne s'agit en rien d'un "système" qui voudrait se substituer à d'autres systèmes existants. Par exemple, dans ce yoga, on utilise beaucoup les images, les évocations sensorielles de toutes sortes (sonores, lumineuses, tactiles, sapides, olfactives). Mais l'enseignant qui les emploie doit être apte à les renouveler assez souvent, afin d'éviter toute habitude, tout conditionnement nouveau à son élève, tout "encroûtement", puisque le maître mot de cette tradition, avec celui de "vacuité", est celui de "liberté" - non pas une "libération" négative hors du samsâra mais une liberté active au sein de ce dernier. Et il doit éviter que le travail imaginatif ne tourne à l'intellectualisme. En fait, d'après notre expérience, ce ne sont pas les personnes les plus intellectuelles qui progressent le mieux dans cette voie (cette "non-voie", selon l'expression sanskrite: anupâya) mais celles qui sont "en alerte", qui ont un esprit de découverte et une relation intime, juste avec leur corps d'énergie. Entre ceux qui ne conçoivent le yoga que comme un "faire" (et généralement si l'on ne fait pas comme eux l'on n'y connaît rien) et ceux qui croient qu'il suffit de nommer les choses pour les vivre, il existe une place, un espace pour une pratique, une vraie pratique mais recréée de l'intérieur et dès lors coulant de source.

Enfin, s'il ne s'agit pas d'un système, fasse la Shakti qu'il ne s'agisse pas non plus jamais d'un "mode", - chacun se mettant à "cachemiriser" dans son coin en picorant à droite et à gauche des miettes de savoir de seconde main. C'est avec plus d'amusement que d'inquiétude que nous voyons ainsi de plus en plus de gens citer, voire "traduire" des textes dont on se demande s'ils les ont vraiment lus. Ainsi l'admirable Vijñâna-Bhairava - pour n'évoquer qu'un seul joyau de cette tradition - est-il mis désormais à toutes les sauces, - sauces pour la plupart fades ou indigestes hélas, où l'on cherche en vain le goût de la cannelle et du safran. »

Pierre Feuga

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